La deuxième moitié du vingtième siècle en France est l’histoire de la déconstruction de l’idée de nation. En cinquante ans, les grands cimetières laissés par les guerres mondiales, les désillusions d’un empire effondré, le rêve progressiste de soixante-huit, ont scellé le destin d’un pays. Verdun et Auschwitz ne sont pas les fruits du hasard. La guerre est la monstrueuse moisson des différences constituées par l’idée de nation. Elle est un artefact culturel qui produit de la distinction entre des hommes empêchés alors de se considérer comme des semblables. La nation, c’est la différence, la compétition, la confrontation, le conflit. C’est la guerre. Elle est une séparation qui pose des frontières physiques et culturelles à une humanité en quelque sorte séparée d’elle-même, et qui s’accomplira entièrement une fois que ces séparations artificielles seront dissoutes. L’humanisme est l’aboutissement de ce projet et la maturité des peuples. L’enjeu dépasse la réalisation du projet de paix perpétuelle que l’on trouve dans les gènes de la construction européenne, il proclame en fait la fin de l’Histoire. Qu’est-ce que l’Histoire sinon le récit du devenir Humain qui se termine dans son accomplissement ? Le dépassement de l’idée de Nation signe la paix entre les peuples et clôt l’Histoire, trop pleine de bruit et de fureur pour être encore entendue des hommes. La nation France doit donc mourir. Qui va aller pleurer sur sa tombe ? Finalement, ce n’est pas plus mal…  L’idéal philosophique rejoint à point nommé les névroses d’un pays qui ne veut plus entendre parler de lui. La France nourrit des complexes nés du contraste entre un passé glorieux et des défaites cinglantes inscrites pour l’éternité dans l’Histoire du monde. Elle est l’éternelle capitulée, la soumise, la bafouée. Elle n’a pas perdu la guerre, mais son humiliation sur la scène internationale est historique. Comme il est pénible d’être Français après 1945 ! Les Allemands sont peut-être les criminels de la pièce mais leur rôle est différent. Ils sont la preuve que la barbarie peut pousser sur les sommets de la culture. Validé par le fleuron de l’intelligence, le chaos avance avec rigueur dans la belle étoffe travaillée par Hugo Boss. La France est la nation souillée. Les Français ont commis le crime impardonnable à leurs propres yeux d’avoir été faibles et lâches. Une blessure narcissique suppurante alimente le pessimisme de tout Français sur son devenir, son industrie, ses institutions, sa production culturelle. Il sauve d’un mépris catégorique et définitif le non cérébral de sa culture : le pinard et le camembert …Tout ce qui est français est digne de mépris. Nous avons honte. Nous voulons oublier. L’histoire nous a jugés. La France doit mourir. Vive l’Homme. L’humanité est ce nouvel absolu qui descendra du ciel des idéaux pour nous sauver du malheur d’avoir été Français.

La réalisation de l’humanisme peut prendre deux voies. La vision traditionnelle est celle de l’humanisme universaliste. Elle prescrit un modèle humain idéal et commun qui traverse les lieux et les temps et qui dessine les contours de l’homme accompli. Débarrassé des ses vieilles idoles et de ses tyrans, il est autonome et rationnel, c’est-à-dire aussi critique vis-à-vis de la tradition religieuse et politique. Vu d’ailleurs, ce modèle humain venu de l’occident qui bouscule traditions et religions, fait figure de nouveau conquistador. La débâcle post-colonialiste a enterré les prétentions d’une culture à fonder un modèle humaniste vers lequel toutes les cultures pourraient tendre. La France, comme tout l’occident, ne peut plus proposer de modèle du devoir-être humain. Tout effort de détermination est désormais compris, après cette autre leçon de l’Histoire, comme une forme d’oppression des peuples. L’humaniste idéaliste est aussi involontairement (ou volontairement) répressif, naïf et condescendant que le missionnaire chrétien. La bonne intention humaniste est le nouveau visage de l’impérialisme et le relais de la domination idéologique pilleuse de ressources, créatrice de répliques grotesques de civilisations étrangères et de peuples déracinés, soumis, et dénaturés. Ce soupçon pèse sur les droits de l’homme et sur le droit d’ingérence. Le modèle humain proposé par l’occident, entaché de soupçon, est en faillite. L’humanisme explorera donc une seconde voie, celle du multiculturalisme. Que dit cet humanisme ? Le multiculturalisme s’abstient de prescrire toute spéculation sur l’Homme idéal. La société humaniste nouvelle ne fait aucune référence à un modèle éthique, déontologique ou politique mais couronne les expressions libres et spontanées de toutes les particularités. L’expression de ces particularités est d’autant plus libre que l’autorité politique censée les subordonner est neutralisée. La censure de toute autorité, dès lors considérée comme liberticide, sert l’humanisme par une logique de « diversité » et d’ « ouverture ».

Le « respect des différences » va de pair avec la négation de toute autorité y compris de celle qui apporte les éléments qui structurent une société. Les éléments structurants de la Nation, ses valeurs, ses lois, ses traditions, son système éducatif, sont sommés de faire silence devant l’expression déchaînée de la multiplicité humaine. La société en marche vers le progrès humaniste fait donc un programme politique du retrait intégral de son identité. La Nation dépassée fait place à la multitude, elle ne dit rien, elle fait le vide, elle est le vide. Le néant est son identité, la seule acceptable. Le nihilisme habite cet humanisme neutre. Celui qui ose insister sur la valeur structurante de la République, donc sur l’autorité qui impose un ordre, s’oppose au progrès. Il est qualifié de « réactionnaire ». L’humanisme cosmopolitique ne refuse rien, accepte tout, fait l’équivalence de toute chose. Imposer, c’est exclure. Eduquer, exiger, c’est exclure. Les républicains qui appellent au retour  de la République, de ses valeurs et de ses symboles se sont laissés avoir par le « piège identitaire ». L’humanité est diverse et multiple. Le débat identitaire, qui tente de définir un modèle social, nie la diversité. Il est donc ennemi de l’humanité. Pourtant, une autorité suprême prescriptrice de valeurs, de symboles communs et d’identité était censée être l’instance qui dépasse les communautarismes et donc aussi les nuisances des communautarismes, notamment la violence. C’est un principe qui n’a pas échappé aux grands fondateurs des religions monothéistes. La religion musulmane fonde l’égalité absolue des fidèles devant Dieu. C’est parce qu’il existe un Dieu tout-puissant et sacré qu’il y a égalité des croyants. Il récuse les prétentions de supériorité, de domination et donc de conflit. Islam signifie à la fois soumission et paix . Le rôle régulateur, structurant et pacificateur des religions est repris dans le siècle par l’Etat-Nation. Contrairement à ce que pensent les nouveaux humanistes, ce n’est pas l’existence de la Nation qui fait les inégalités et le conflit mais l’absence de Nation. La subordination exigée par la Nation ne nie pas les différences caractéristiques de l’humanité. Au contraire, elles sont intégrées, c’est-à-dire conservées et dépassées. Les identités particulières sont conservées mais subordonnées à l’identité nationale reconnue comme prioritaire. C’est cela être républicain. Et c’est cela être Français. L’identité nationale n’a rien à voir avec la race blanche. Nadine Morano a t-elle repensé aux policiers, militaires, ou simples citoyens de couleur qui défendent leur pays avant d’invoquer par maladresse ou par crasse sottise  le souvenir du général ? L’intégration Française est la subordination des particularités individuelles et communautaires à la République. C’est parce qu’elles sont dépassées qu’elles sont conservées. En effet, sans le surplomb unifiant de l’identité nationale, les identités particulières ne voient que leurs différences et rentrent en conflit. Autrement dit, la diversité n’est jamais aussi bien assurée que dans une nation qui s’assume elle-même. Paradoxalement, la volonté de laisser-faire, de laisser dire, la libre expression spontanée du tout venant, le respect incontinent des différences amène à la guerre civile. Le silence nihiliste de la Nation équivaut à une vacance du pouvoir. La superstructure idéologique étant désertée, les autorités concurrentes plus dynamiques prennent la place, et engagent une lutte pour le pouvoir. Les autorités concurrentes qui peuvent prétendre à l’accès au pouvoir sont les religions et le marché, c’est-à-dire les manifestations de la pensée non-humaine et de la non-pensée. Chapeau !

Comprendra t-on donc que les citoyens qui veulent renforcer l’autorité et la force de leurs valeurs ne participent pas d’un « repli identitaire » ? La nation n’est pas une communauté concurrente, c’est l’entité à l’intérieur de laquelle les communautés sont possibles, et elles sont possibles que si elles sont subordonnées. La négation de l’identité, et la négation de la nation dans l’idée de son dépassement, équivalent à la guerre civile. Il est très facile de mesurer l’état des tensions communautaires menant à la guerre civile à l’intérieur d’une nation multiculturelle : on y prêche de plus en plus méchamment l’ouverture et la diversité. Par peur du conflit, on exige l’intensification de la passivité idéologique, celle-là même qui a produit les conditions du conflit. Tout discours critique est soupçonné de nourrir la haine de l’autre. On « stigmatise » à tout rompre, les phobies sont partout, on traque les propos « nauséabonds » des philosophes critiques devenus islamophobes et des républicains devenus réactionnaires. La police de la pensée veille à ce que « les heures le plus noires de l’Histoire » ne reviennent pas. Les mauvaises intentions sont partout, même dans les mots, il faut faire attention à ne pas « faire le jeu du front national ». La tension sociale produit la sclérose du politiquement correct, c’est-à-dire l’atonie du politique, qui ne peut plus agir sans soulever les protestations de la société compartimentée (cf. Les bien-pensants 2). Le politique et ses représentants ne sont plus prescripteurs d’une éthique, ils sont les médiateurs toujours plus consensuels entre identités particulières engagées dans une lutte qui opposera de plus en plus jeunes et vieux, patrons et salariés, laïcs et religieux, pauvres et riches, hommes et femmes…plus de symphonie : le bruit de la société et le silence de l’Etat. Dans une société communautarisée agitée par toutes sortes de susceptibilités, toute parole est discriminante, toute mesure est discriminante… Le peuple est alors étranglé entre un politique pétrifié en paroles et en actes et une société de plus en plus conflictuelle qui se dirige vers la guerre civile. Les leçons moralisatrices sur l’ouverture et la tolérance n’y pourront rien, seul le retour de l’autorité républicaine et le surplomb de l’identité nationale pourront réguler les tensions.

Al Dabaran

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