Sans l’identité de synthèse que représente la Nation, la société s’épuise dans la continuelle opposition de tous contre tous et cultive la psychologie sociale de l’agression. Les communautés compartimentées en groupe ethniques, en castes, ou en classes sont à la fois agressées et agressives face à un Autre entièrement rendu à son infernale altérité (cf. Vers la guerre civile). L’agressivité de chacune des sectes sociales, manifestée avant tout sur le plan des idées avant d’en venir à la violence physique, se considère comme justifiée par les agressions dont chacune est la victime, que ces agressions soient réelles ou construites. Peu importe la réalité de l’agression, puisqu’il s’agit au fond d’obtenir matière à réparation. L’infamie de l’autre est le combustible nécessaire à la compétitivité victimaire. A ce titre, un élément nouveau de la société compartimentée est la susceptibilité. La susceptibilité nouvelle est moins l’attribut d’une société devenue sensible qu’un matériel polémique. Les particules sociales ne sont pas devenues sensibles mais compétitives. Tout discours pouvant être interprété comme malveillant est requalifié systématiquement en attaque qui légitime une contre-attaque. Assignée à une fonction strictement stratégique, la susceptibilité sectaire tend naturellement à la mauvaise foi. La parole est alors scrutée jusque dans l’intention et le non-dit, soupçonnée de malveillance, préparée pour le tribunal de l’inquisition. L’élaboration d’une parole neutre, dépolarisée, ne présentant aucun potentiel, ne donnant lieu à aucune interprétation, imperméable à la mauvaise foi qui n’a plus aucun point  d’accroche sur elle, a pour objet l’évitement du choc social conséquent à la récupération polémique du discours. C’est la langue mielleuse et hypocrite du bien-pensant : le politiquement correct. Le politiquement correct déjoue la mécanique de la récupération polémique en désamorçant d’avance toute propriété potentiellement fâcheuse d’un discours. Dans une société multipolaire devenue conflictuelle, le discours ne peut pas ne pas devenir apaisant. Attentif à la parure, il s’imagine acheter la paix par le contentement  de tous, au prix de l’éloge de la médiocrité et de l’indulgence à l’égard du reste. La justice n’est pas la préoccupation du politiquement correct. Toute expression d’une particularité sociale est paradoxalement à la fois extraordinaire et égale à toute autre, sans quoi la fonction du politiquement correct manquerait son objet pacificateur. La fonction de cette pommade y est essentiellement cosmétique. Il s’agit de rendre présentable, d’arranger, et travestir toute émanation sociale particulière pour le vider de toute négativité. Bref, tout est fait en sorte que le réel soit dissimulé. La principale victime du politiquement correct est donc le réel. Il creuse la distance avec la brutalité du fait à mesure qu’il le maquille. Le fait est l’embarras du bien-pensant. Il a l’élégance d’un parpaing, et la même lourdeur. Il reste sur les bras du délicat outré. Le réel égaré par le filtre sublimant et falsifiant d’une langue corrigée serait l’équivalent, à l’échelle publique,  de la politesse. La politesse joue en effet le rôle sublimant d’ornementation pratique pour pouvoir se supporter les uns les autres. Mais le politiquement correct n’a rien à voir avec la politesse, la politesse est exclusivement formelle. Rien n’empêche d’exprimer poliment une vérité. C’est, dit-on, la bonne  manière, qui est une attention particulière à une forme qui n’affecte pas le fond en soi. Le politiquement correct quant à lui n’implique pas seulement la manière mais affecte les contenus. En fait, il est la recherche de la négation de contenus et du sens en général. Le discours sensé déborde de distinctions. Il tient une position affirmée et claire qui équivaut à une mise en joue dialectique. Il assume son opposant qui apparaît dans l’acte fondateur de son positionnement. Parler, c’est assumer le combat livré face à l’adversité, et s’il n’est pas un affrontement, il n’est rien. Le politiquement correct est une absence de position visant la plus totale neutralité. Il se veut le plus conciliant et consensuel possible, et consiste dans le refus de l’opposant. Il ne heurte rien ni personne. Il est le discours de la valorisation générale et de l’indistinction. Il s’épuise en flatterie et  en condescendance dans un genre de Novlangue égalitariste  qui panique à l’idée d’appeler un chat un chat. Car le fait de nommer peut être considéré comme un affront à la neutralité absolue du politiquement correct. L’acte de nommer est un acte de détermination, il distingue, il sépare. Il y a dans le fait de nommer, des potentiels « stigmatisants ». La fameuse stigmatisation est déjà à l’œuvre dans l’usage clair et distinct et a priori innocent de la parole. Il n’y a qu’à voir l’embarras parfois insurmontable du quidam culpabilisé quand on lui demande simplement de décrire le « type » d’un individu. Chacun devant corriger avec des pincettes de plus en plus subtiles sa dérive stigmatisante, la parole se fige dans une sclérose paranoïaque qui la condamne à termes au silence ou à la formulation de noms qui ne désignent pas, c’est-à-dire à un langage insignifiant.

Cela dit, il faut bien donner une consistance au grand vide du politiquement correct, laquelle n’est possible que par la présence coextensive de l’opposant. Quel est donc l’opposant qui échappe nécessairement à la stigmatisation, qui ne reprochera jamais à personne l’injustice dont il est la victime, et qui ne rentrera jamais dans la compétition victimaire ? L’ennemi incontestable, fédérateur d’une l’humanité qui trouve face à lui une consistance et une unité, et peut-être même une nature, est le nazi. L’opposition au nazi fait l’unité de tous dans la plus grande diversité. La société cosmopolite regarde le nazisme comme la limite extérieure qui lui donne un territoire, inintelligible en lui-même du fait de la différenciation interne qui la divise. L’humanisme lui-même, sujet à une tension explosive issue de sa différenciation interne, menacé de déchirement à chaque instant, serait inconsistant sans le recours à cet ennemi commun. Le discours bien-pensant, vidé par le consensus, se constitue seulement dans la dénonciation du national socialisme et de ses avatars. C’est son seul recours. Il tente de faire oublier son absence de sens dans cette dénonciation facile, pratique et valorisante. Les avantages sont tels (masquer l’inanité d’un propos et passer pour le gentil) que ce recours devient un lieu commun dans la discussion polémique. C’est la théorie du point Godwin, qui est atteint quand la récusation d’une position adverse s’effectue par sa ressemblance avec la doctrine Nazie. Cet ennemi de l’humanité est le seul véritable paradigme du mal. Seul véritable incontestable historique, le mal lui-même n’est pas aussi unilatéralement condamné. C’est trop bon, alors le bien-pensant traque les « nouveaux nazis » un peu partout, chez les électeurs du front national, mais aussi, et de manière véritablement abusive chez tous ceux qui en général récusent le politiquement correct en sortant de la neutralité et du consensus. Le politiquement correct fonctionne par la dénonciation de « l’extrémisme rampant » de ses adversaires, content de masquer son vide idéologique par la dénonciation valorisante de l’extrémisme. Non seulement le bien-pensant ne fâche personne, mais il s’impose comme un héros pourfendeur du mal. Revoilà la flatterie universelle et l’héroïsme propre au discours spectaculaire  (cf. Les bien-pensants 1: Le monde du spectacle).

Le bien-pensant se caractérise donc par la production du discours politiquement correct constitué dans la neutralité et le consensus, lequel ostracise les dissidents en les fascisant. L’analogie abusive s’effectue là encore sur fond de mauvaise foi. Cette mauvaise foi se désintéresse des significations réelles des mots pour s’en remettre aux seules connotations. A l’instar des mécanismes propres au marketing, l’important est moins ce que signifie un terme que ce à quoi il « fait penser ». Les termes sont réduits à la puissance d’évocation imagée qu’ils suscitent dans des esprits cernés de songes plutôt que portés dans les domaines d’investigation du sens, où l’interrogation réfléchie et scrupuleuse mène la réflexion. Avant donc de s’interroger sur le sens d’un terme (mettons celui d’identité nationale, auquel on peut apporter tout un tas de significations mais pas seulement des ignobles), il se demande ce qu’il rappelle. Souvent,  il rappelle « les heures les plus noires de l’histoire ». La connotation est l’avilissement d’une sémantique subordonnée à une psychologie humaine égarée par ses traumatismes historiques, ses névroses, ses phobies, et la grande armée de ses démons. Elle est une négation de la pensée et empêche l’analyse réelle. Ainsi certains termes ou symboles dont le sens doit être réinvesti par le discours politique républicain sont a priori bannis, tabous, à cause de connotations péjoratives. Le fait de vouloir simplement penser ces thématiques, quitte à les réintroduire dans le champ républicain est interdit. On chasse alors « sur les terres du front national » et on fait le cadeau de la pensée, passion du risque, aux acteurs les moins délicats de la pensée politique.

Le Discours de la bien-pensance couronne l’indistinction et neutralise toute valeur par l’équivalence proclamée de toutes. Si la valeur évalue, c’est-à-dire si elle distingue et ordonne, il n’y a pas de valeur dans le discours politiquement correct en dehors de la dénonciation utile, creuse et facile du fascisme. Un discours politique vide de valeurs, qui milite plus ou moins intentionnellement pour leurs neutralisations, s’apparente à du nihilisme politique. La parole éteinte  est couverte par l’agitation frénétique et dérisoire d’un doigt rageur brandi au nez du citoyen coupable de n’être pas résigné à l’impuissance. Car le discours qui n’est pas émasculé par la hargne politiquement correcte est foncièrement puissance. Le réquisitoire maniaque propre au bien-pensant ressort de la rage impuissante face aux mots qui peuvent encore. Le désir castrateur du bien-pensant est résolument hystérique. Derrière ses intentions pacifistes, son œil apitoyé, et sa main sur le cœur, le bien-pensant se distingue par sa méchanceté. Elle est dissimulée sous des airs miséricordieux de gardien de temple mais condamne et ostracise ce qui sort de sa norme avec la haine de tout ce qui se sait médiocre. Paradoxalement, le politiquement correct a vocation d’ouverture mais il est le plus normatif des discours. Petit tyran paré d’atours démocratiques, il est en réalité la plus intolérante des figures du politique.   

Al dabaran

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