L’acteur arrive sur le plateau de télévision sous les applaudissements du public. Il vient faire la promotion de son nouveau film. L’écran redimensionne l’égo à sa mesure, il le totalise en gros plan, le multiplie par le nombre de ses terminaux omniprésents et portables, le conserve à jamais dans la mémoire des réseaux, le rend pour toujours accessible. L’écran, lieu de pénétration de soi dans la grosse société, est l’idéal de l’individu devenu image, son horizon, son seul but. L’écran est la destination ultime des milliards de nombrils éduqués par la société du spectacle. Il y a de quoi prendre la grosse tête. Mais l’acteur est un professionnel. La glorification de l’égo flatté par l’attention universelle est travestie par une démonstration quasiment liquide de générosité. La qualité de sa prestation est mise au crédit du réalisateur qui est un « génie visionnaire » ou à celui des comédiens avec lesquels il est « formidable de travailler », sans oublier l’équipe technique « sans laquelle rien n’est possible ». D’une manière qui paraît pour le moins étrange au profane, il parle de « mise en danger » et insinue le risque permanent d’être un artiste. C’est qu’on risquerait sa vie à jouer la comédie ! L’héroïsme va guider ses opinions sur les questions de société qui finissent toujours malheureusement par venir. Il s’exprime sur la question des migrants, de l’islam, des revendications sociales, il fronce les sourcils (c’est une manière plus politiquement concernée de se recoiffer), demande une distribution générale de papiers aux sans papiers, condamne les patrons, la guerre, les politiques. L’héroïsme et la générosité parcourent un propos pourfendeur de toutes les oppressions. Le public s’enivre avec lui des vapeurs de sa vertu, il est livré aux assauts de sa générosité libidinale, épanoui, offert et conquis. Mais le problème de la générosité héroïque est son imprudence. La générosité veut tout donner, tout ouvrir, tout partager, tout laisser faire. Elle n’a que faire de l’intérêt commun qui appelle la prudence et compose avec le réel en supportant la partie de sale boulot malheureusement nécessaire pour faire au mieux. Mais le possible n’est pas la préoccupation du bien pensant dont l’âme est aussi propre que les mains. Les bien-pensants font le sacrifice du réel sur l’hôtel des utopies. Leurs intentions sont toujours pures et s’accompagnent d’un aveuglement volontaire sur les conséquences des fables qu’ils se racontent. Ils savent très bien au fond les limites d’une application réelle de leurs principes, mais peu importe, d’autres se saliront les mains à leur place. D’autres diront les choses difficiles. D’autres risqueront le jugement de la place publique. Il est hors de question de se salir l’âme avec la vilaine réalité. C’est une question de casting, le mauvais rôle plié sous le poids des responsabilités nous est laissé à nous autres les bons ouvriers du réel. Les délices du détachement propre aux aristocrates de l’idéal restent leur bien. Les opinions des vedettes auraient pu refléter un état de la société démocratique divers par nature. Mais elles sont étrangement conformes. Tout se passe comme si la bien-pensance de l’artiste sur un plateau de télévision était une déformation professionnelle, non pas l’opinion d’un individu mais la formulation verbale d’une posture. Cette posture n’est pas nouvelle, mais elle devient problématique dans la mesure où elle tend à devenir le modèle d’une production de discours qui dépasse largement les limites de la profession et s’étend à tout un chacun. A priori, il est plutôt louable de mettre une notoriété au service de l’intérêt public. Après tout, l’acteur est un citoyen. Mais c’est un citoyen qui a un énorme problème : sa notoriété est fondée sur son image. L’image est le souverain bien de la vedette, son fond de commerce, son capital. La finalité de l’image n’est pas de produire une vérité mais une impression qui en l’occurrence se limite à vouloir plaire. Son objet est la délectation. Plaire au public est l’impératif catégorique de l’artiste qui ne peut se qualifier à ses propres yeux que sous les ovations. La vedette est dépendante du désir des autres. La vérité, elle, est déplaisante. On ne veut pas la regarder, on ne veut pas l’applaudir. Elle est à jamais interdite d’écran, la vieille ombre délivrée des angoisses de la parure qui passe sous la pluie. Elle se cache entre les lignes et sous les mots d’un ou deux déconfits de leurs époques, dans les bouteilles désespérées qu’ils jettent dans les nouveaux océans de l’information. Sur le plateau, on assiste au cirque éternel de la flatterie pour une flambée de vanité. L’artiste de plateau télé ne pense pas : il formule ce qu’il s’imagine être ce qu’on attend de lui. Il flatte le public. Il dit ce qui est applaudi. En fait, le trublion narcissique qui tortille de la boucle sur le plateau n’est pas un artiste. Un artiste c’est un mec qui crève dans le caniveau et qui attend cent ans avant d’être peut-être entendu. L’artiste est un type inouï. L’écran est une vitrine mouvante qui place des produits de consommation. L’artiste de plateau est un consommable qui se constitue en objet de désir populaire. Malheureusement, le discours spectaculaire, archétype démagogique imbibé d’affects, présente la particularité d’être complètement vide. Il n’est même pas une opinion qui, quoiqu’elle vaille, émane encore d’une personne et prétend à l’indépendance. Elle présente en droit l’avantage de la franchise. La vedette parle et agit sous la tyrannie d’une attente, celle d’un public imaginé qui lui a déjà assigné son rôle. Le discours produit sous l’influence d’une attente est un effet de surface vide de conviction, entièrement dédiée à l’effet qu’il produit. L’homme du spectacle est une apparence, une peau à la surface d’un songe, il n’existe pas. Le public courtisé, beuglant et applaudissant à tout rompre les régurgitations fades du comédien de plateau n’existe pas non plus. Il est un effet de synthèse anonyme et sans visage où chacun réagit à ce qu’il croit être ce qu’on attend de lui. Sa référence est un tout le monde en général qui n’est personne en particulier. Voici le public : l’abandon de l’opinion et du goût, sans parler de la pensée, pour une conformité à un effet de groupe. On y réagit au lieu commun, on y bêle selon le ton et la mesure, on y sacrifie langage et nuances, on y pousse des bruits plus ou moins contents. C’est une mise en scène, une parodie de tribune, une farce aux allures de forum. L’exposition universelle est une représentation magnifiée et falsifiée qui néglige les authenticités permises seulement dans l’intime qui s’accommode de ce qui n’est pas présentable.
Cette production monstrueuse de la société du spectacle aurait pu rester à l’état d’épiphénomène. Mais il devient le modèle dans une période d’extravagance communicante où chacun, confondu avec son « profil », est invité à devenir spectacle et spectateur. L’artiste de plateau configure la société et la production du discours politique en général. Le politique, administrateur d’une médecine sociale pas toujours facile à avaler, se retrouve piégé dans le discours spectacle quand il se laisse aveugler par la puissance de la communication. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas lui qui manipule les masses, ce sont les masses, elles mêmes sans consistance, qui le manipulent. Tout communiquant est dépendant du désir grégaire et aliéné du spectateur. Chacun sacrifie la pensée pour obéir à la logique du spectacle et de la place publique où sont produits le consensus général, la pensée molle, le lieux commun, d’autant plus fédérateur qu’il est vide de contenus. Pourtant le devoir des citoyens, des politiques et des journalistes est de faire et dire au mieux en tâchant d’avoir le courage de la vérité. Il s’agit donc de prendre un risque inenvisageable pour la logique du spectacle, celui de déplaire. Le débat public est gagné par la logique de plateau qui met en scène le présentable, l’acceptable, l’applaudissable. Il n’y aura bientôt que des vérités sous le manteau, à l’abri du public et du propos commun.
Al Dabaran
Un commentaire pour “Les bien-pensants 1 : le monde du spectacle”
[…] Cela dit, il faut bien donner une consistance au grand vide du politiquement correct, laquelle n’est possible que par la présence coextensive de l’opposant. Quel est donc l’opposant qui échappe nécessairement à la stigmatisation, qui ne reprochera jamais à personne l’injustice dont il est la victime, et qui ne rentrera jamais dans la compétition victimaire ? L’ennemi incontestable, fédérateur d’une l’humanité qui trouve face à lui une consistance et une unité, et peut-être même une nature, est le nazi. L’opposition au nazi fait l’unité de tous dans la plus grande diversité. La société cosmopolite regarde le nazisme comme la limite extérieure qui lui donne un territoire, inintelligible en lui-même du fait de la différenciation interne qui la divise. L’humanisme lui-même, sujet à une tension explosive issue de sa différenciation interne, menacé de déchirement à chaque instant, serait inconsistant sans le recours à cet ennemi commun. Le discours bien-pensant, vidé par le consensus, se constitue seulement dans la dénonciation du national socialisme et de ses avatars. C’est son seul recours. Il tente de faire oublier son absence de sens dans cette dénonciation facile, pratique et valorisante. Les avantages sont tels (masquer l’inanité d’un propos et passer pour le gentil) que ce recours devient un lieu commun dans la discussion polémique. C’est la théorie du point Godwin, qui est atteint quand la récusation d’une position adverse s’effectue par sa ressemblance avec la doctrine Nazie. Cet ennemi de l’humanité est le seul véritable paradigme du mal. Seul véritable incontestable historique, le mal lui-même n’est pas aussi unilatéralement condamné. C’est trop bon, alors le bien-pensant traque les « nouveaux nazis » un peu partout, chez les électeurs du front national, mais aussi, et de manière véritablement abusive chez tous ceux qui en général récusent le politiquement correct en sortant de la neutralité et du consensus. Le politiquement correct fonctionne par la dénonciation de « l’extrémisme rampant » de ses adversaires, content de masquer son vide idéologique par la dénonciation valorisante de l’extrémisme. Non seulement le bien-pensant ne fâche personne, mais il s’impose comme un héros pourfendeur du mal. Revoilà la flatterie universelle et l’héroïsme propre au discours spectaculaire (cf. Les bien-pensants 1: Le monde du spectacle). […]