A quel moment arrêtons-nous de hausser les épaules devant la bêtise ? Dans sa version bégnine, la bêtise attriste mais elle n’effraie pas. Les grands espaces et les marbres lisses remplacent le fardeau inutile de la pensée. Cette nature détendue, paisible et bovine n’a pas horreur du vide et le rechercherait plutôt. Elle voudrait être une vallée oubliée de l’effort. L’intelligence encombrée de chimères mesure son impuissance face à l’esprit qui broute et pour lequel elle n’est que bruit. Cette bêtise est frivole et inconséquente, étrangère à la conséquence même. On attend qu’elle passe. Elle passera sans fracas. Elle n’a rien à voir avec la tourbe crasse, revendiquée et fière d’elle, de la connerie articulée. Celle-là produit des positions et tient bien ferme sur ses gros sabots. Le danger ne vient pas du vide assumé de la non-pensée, mais d’une tentative parfois élaborée d’enfanter une vérité. Parmi les choses les plus malheureusement banales, étalé sans complexe sur les réseaux sociaux et au beau milieu des dîners mondains, fleuron épanoui de l’énorme bêtise, il y a l’argument comparatif. Ah ! Réduire à néant chaque nouvelle atrocité par la modeste place qu’elle occupe sur l’éternelle échelle de la chierie humaine, quel raffinement ! L’aristocratie du mal ne souffre pas qu’on la bouscule avec de la souffrance petit bras. D’abord il faut se munir d’une mentalité de comptable. On compte les morts. L’avantage du chiffre, c’est qu’il donne une mesure commune. La comparaison des horreurs mesurées, pesées comme des kilos de viande, est alors possible. Comparées, elles sont relatives, hélas. On pourrait détruire le monde avec un beau chiffrage : Qu’est-ce qu’un homme décapité par rapport à la mort de plusieurs ? Que sont quelques touristes exécutés par rapport à des dizaines familles décimées dans les bombardements ? Que sont quelques familles disparues par rapport à une ville rasée ? Qu’est-ce qu’une ville rasée par rapport à un peuple exterminé ? Tout est relatif et rien n’est vraiment réellement absolument indéniablement grave sinon l’incomparable crime, vainqueur de la compétition funèbre, quasi idéal, presque abstrait, toujours activement recherché jamais vraiment assigné, disputé aux juifs, aux esclaves, aux amérindiens, aux russes, aux chinois, aux protestants, aux croates, aux rwandais, aux indonésiens, aux aborigènes, aux cambodgiens, aux arméniens, aux tibétains, aux vietnamiens, aux kurdes…qui sait ? Voyez la justice rendue comme aux comptoirs de PMU ! Quel championnat ! On va vous retirer le droit de vous indigner d’un crime parce que vous n’avez pas fait révérence devant « plus grands » crimes. Votre révolte est partielle, aveugle, et pour les plus doués, travaillés par un soupçon très élaboré, elle est raciste (« Vous pleurez sur vos 160 morts à Paris pourquoi ne pleurez-vous pas sur les milliers de morts de Raqqa ? »). Et si on ne veut pas faire la course aux morts, c’est possible ? Cette manière de « penser » quantitative et comparative rend possible la justice des barbares. Elle fait partie de l’éthogramme criminel des fanatisés du bulbe, tout prêts à leurs exaltations explosives si on leur donne le début d’un prétexte. C’est ce qu’on leur dit, dans les arcanes de la religion obscurcie…en prison…à Mossoul…à Molenbeek. Car les comptes révèlent des inégalités, donc des injustices à réparer. Les voilà bras armés de la justice divine. C’est à eux de rétablir les balances à coups de livres de chair. Qu’on leur parle des morts de Syrie et ils sont prêts à saigner l’Europe. C’est au nom de ses propres morts qu’un Merah peut tirer une balle dans la tête d’une enfant de huit ans. C’est en leur nom qu’on applaudit, qu’on est fière, fière, fière (dit Souad Merah la sœur du justicier) ! Quel championnat ! Quand les morts sont comptés, ils sont capitalisés, ils sont notés dans un petit calepin pour solde de tout compte dans le sang. Les morts ne donnent pas leur avis, on se les approprie sans peine. Ils nourrissent les idéologies. Elles poussent dessus.

Al Dabaran

 

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