Le Christ est le grand mystère d’un Dieu amoureux des paradoxes, décidé à bâtir sa toute-puissance dans le martyre. Il restera à jamais une énigme pour le singe nu primaire et violent qui ne comprendra jamais vraiment pourquoi cette extraction d’essence divine tend la joue devant la brute. Pourquoi se fatiguer à être Dieu, fonction à haute responsabilité, si c’est pour être soumis à son esclave ? Elle soutient encore mordicus cette bonne pâte molle crucifiée salie et bafouée que l’on peut aimer l’autre d’un amour qui « prend patience, rend service, ne jalouse pas, ne plastronne pas, ne s’enfle pas d’orgueil, ne fait rien de laid, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, n’entretient pas de rancune, ne se réjouit pas de l’injustice, trouve sa joie dans la vérité. C’est l’amour qui excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout » (Corinthiens 10 :4). Tout ? Tout ! Même l’insupportable. L’amour du Christ couvre toutes les fautes. Nous avons mal pour lui, nous avons honte pour lui, nous qui faisons des Dieux à la pelle dans le désir secret de vengeance, celui des impuissants misérables devant l’inépuisable adversité de la vie. Dieu est un rêve de bête blessée. Quelle force le sauveur doit-il avoir pour faire plier le mal ici chez lui… mais Jésus… Jésus est bon comme un pot crème. Qu’attendre de lui et de ses petits bras maigres ? Il tend son autre joue, il ne jette pas de pierre, il se laisse amener docilement par ses bourreaux au Golgotha d’où proviennent les cris d’une agonie vieille de deux mille ans.  Jésus est une « victime », dirait-on en banlieue (le terme y est devenu une infamie). Voilà le sauveur. Nous ne pouvons pas comprendre. L’enseignement du Christ sort de la topique animale. Il défie l’instinct de survie même qui commande au vivant de déployer toutes ses forces disponibles en vue de sa conservation. Si on veut continuer à vivre dans une existence hostile, la nôtre, qu’on n’a au passage ni choisie ni voulue, on y met les moyens. Vivre, ça salit les mains. La logique vitale, dégueulasse si vous voulez mais obstinément factuelle, nous assure de ce  droit imprescriptible relayé même dans le juridique : il s’appelle légitime défense. Il faudrait être en dehors des nécessités de la dure existence pour faire l’amour du Christ. Il fallait être Dieu. Mais Jésus n’a jamais cessé d’être un homme. Il est habité par la souffrance, il n’est donc pas étranger à la haine. Les hommes haïssent ce qui les fait souffrir. Le réflexe  prophylactique normal d’un organisme sain est le rejet ou la destruction de la cause de son mal.  Jésus enrage de ne pas répondre. Il doit puiser dans les ressources ultimes de sa surhumanité pour aimer l’ennemi. Ce n’est pas une coquetterie d’enfant divin, c’est à ce prix qu’on enraye la machine de la vengeance. C’est comme ça qu’on arrête de nourrir l’enfer. Il est bien déjà là celui-là, pas besoin d’attendre. Il brûle sur les pas de porte, dans les rues de la cité, à Mossoul ou à Paris. Le message du Christ est d’intérêt public, sa portée est politique et son royaume bien de ce monde. Le mal vient de ce que l’on se venge sans cesse d’une souffrance devant être soldée par ceux qui sont à l’origine de nos maux. Nous devons leur rendre leur gifle, et puis « un œil pour un oeil, une dent pour une dent, une main pour une main, un pied pour un pied, une brûlure pour une brûlure, une blessure pour une blessure, une meurtrissure pour une meurtrissure ». C’est la loi du talion telle qu’elle s’apprend dans l’ancien testament, dans le Coran et dans la rue (Exode, 21 ; Coran, sourate V, 44-45). Le talion aveugle et défigure l’humanité à force de vengeance. Il réduit le monde en poussière et l’avale dans la violence sans fin. Le Christ enseigne les conditions de la paix. L’amour est désarmant. Sa quintessence est le pardon, qui est l’amour le plus absolu en cela qu’il s’adresse aussi à l’ennemi. Il n’est plus question alors d’escalade de la violence dont le sommet promet l’anéantissement de tous, créanciers, débiteurs, innocents et coupables qu’importe.  Le pardon est  notre salut. Tout est pardonné. C’est ce qu’a dit Charlie. Dans un étrange et nécessaire  syncrétisme,  la couverture numéro 1178 de Charlie Hebdo relaye le pardon christique sous la figure encore une fois crayonnée du prophète. Muhammad reprend le message du Christ. « Al- Masih connaît les secrets du cœur » avait-il dit. La facétie post-mortem de Charlie est aussi un refus de courber l’échine. On ne se venge pas, d’accord. Mais les caricatures, désolé, on continue. On ne se soumet pas à la brute, tant pis si on la dérange, on ne négocie pas avec elle, on ne se renie pas trois fois avant le chant du coq et on s’affirme encore, même crucifié. Après les attaques dont ils auront été la cible,  les citoyens devront accorder à leur tour ce pardon qui sauvera peut-être le monde d’une guerre de civilisations, mais ils devront aussi tenir fermement les positions qui sont les leurs. La France ne sera pas partie prenante dans l’oeuvre sordide d’anéantissement réciproque des civilisations voulue par Daesh et ses futurs avatars. Nous ne voulons pas souscrire à la logique de fin du monde de tous ceux qui aiment la mort comme nous aimons la vie. Mais nous assumerons aussi nos valeurs jusqu’au bout sur la route du calvaire. Et ça, les hypocrites ne le savent pas.

Al Dabaran

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