Camarade auteur inconnu, écrivain sans client, vous n’avez plus qu’une seule plume et vous voulez vivre avec, goûter enfin au succès d’édition ? Vous voulez connaitre la joie des attentes comblées, un éditeur souriant, une épouse fière et peut-être enfin bien disposée, des parents assez épanouis pour parler de vous à leurs voisins ?

Vous traquez l’inspiration le nez en l’air. Vous faites fausse route.  N’importunez plus l’azur, le ciel est épuisé. Il y a autant d’idées là-haut que de poissons dans la Méditerranée. Cessez par la même occasion de trifouiller dans votre ça, à la recherche d’une vérité d’arrière-boutique que vous appelez improprement viscérale, et qui finit invariablement par tourner porno.

Non, cher ami, rien de tel croyez-le que ce bon vieil air du temps. Racontez donc, encore une fois s’il vous plaît, l’histoire du transfuge. Mais si ! vous voyez très bien ! Le transfuge c’est cet individu qui connaît au cours de sa vie un changement de statut, de milieu, de culture. C’est le transgenre non-binaire de seize ans dans une famille catholique de province, c’est l’immigré Algérien de mille neuf cent soixante-dix qui promène ses enfants déjà paumés dans l’aube d’Aubervilliers, c’est la femme qui éclaire de son génie une industrie bloquée dans sa sclérose patriarcale, bref c’est votre héro-ine-s ! Dans votre livre, vous exposerez brillamment une de ces questions identitaires qui ont remplacé les questions existentielles et qui se prennent pour elles. Vous ferez dans le choc culturel, vous regretterez cette fusion salvatrice que seule la bêtise empêche. Voici votre fil à dérouler, la substance commune au comique et au tragique. Et voilà la seule histoire possible. Un héros qui ne serait pas transfuge n’est pas un héros digne de ce nom. Il n’a pas de destin. Il est transparent pour les dieux, invisible pour la civilisation qui fait son autoportrait dans les livres.

Il y a cent cinquante ans, cher auteur, vous auriez raconté les peines de cœur de l’Archiduchesse Machin. Il y aurait eu des fiacres et des cochers, des promenades sous ombrelle dans le jardin du Luxembourg, et puis des bals où les destins se croisent et se recroisent en trois temps. Vous auriez trempé votre plume dans un sang bleu, celui qui connait les nobles sentiments et les grands destins. Vous n’auriez pas raconté les histoires scabreuses du pécore empêtré dans sa mouise là-bas à Lamotte-Beuvron ou à La Chapelotte avec ses veaux, sa vache et ses cochons, n’est-ce pas ? C’était un autre temps.

La lettre a changé mais pas l’esprit. Le problème nouveau ce n’est plus la possibilité de la grande vie, mais la possibilité de la vie ensemble. Le héros c’est le transfuge, et le bouseux c’est le sédentaire. Notre désir de Jadis ? l’élévation. Notre désir présent ? la communion.

Il faut vous y mettre, ami auteur.  Soyez le porte-parole de la société cosmopolite ou bien parlez dans le désert. Mais alors n’espérez pas la pluie.

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