La contestation sociale fait partie, comme la cerise et le melon, des réjouissances printanières devenues inévitables. La récurrence du phénomène rend la contestation aussi incontestable que le retour du printemps lui-même. La révolte, qui ferait donc partie du paysage démocratique français, compile toutes les caractéristiques du rituel. D’abord, il se joue sur le mythe construit de l’origine. On y refait sans cesse le même événement fondateur, on tente de le susciter à nouveau (ce en quoi le rituel ressuscite). Chaque année, c’est Mai 68 que l’on ramène parmi les vivants. Chaque assemblée apprentie révolutionnaire est à la fois un rappel du moment inaugural de la contestation et une tentative de son dépassement, qui entend poursuivre et finir ce qu’a commencé Mai 68. Peu importe la circulaire, le projet de loi, le ministre du travail, ou la couleur du gouvernement, aucun ne trouvera grâce aux yeux de ce qui ne cherche qu’une circonstance. Le but réel est de continuer et de finir Mai 68 et de montrer aux ainés qu’ils n’ont pas le monopole de l’insoumission, apothéose démocratique. L’ignorance de ce que pourrait être l’achèvement de 68 et corrélativement, sa reconduite indéfinie, ressort de la nature même du mouvement. Personne ne sait ce que veut 68. Personne ne sait où s’arrête 68 car 68 est un idéal de déconstruction. Il s’accomplit en défaisant et ignore ce qu’il fait. Il s’agit de déconstruire constamment le pouvoir dans un but de libération sociale. On vise le déchaînement des potentiels d’une société par la neutralisation des éléments de la superstructure sociale : Etat, morale, institutions, mœurs, l’autorité en général. Vécues comme oppressives, il s’agit d’alléger le poids des forces structurantes de la société quelles qu’elles soient. La France monolithique et vieillarde, celle des pères fouettards qui ont saigné l’Europe avec leurs vieilleries nationale, était à bousculer. Pour être tout à fait honnête, il y avait de l’idée. L’état de grâce post-conservateur a bel et bien eu lieu. La France a connu un élan créatif inédit dans les arts et les sciences. Dans la France décoincée, le corps social exulte, après l’explosion de l’étreinte glaciale des marbres institutionnels. Le soulagement collectif, traduit dans une fécondité aveugle et hurlante, est le résultat d’une accumulation de potentiels devenus explosifs dans les structures de la France conservatrice ne pouvant plus les contenir. Le feu d’artifice a pu durer un temps, mais personne n’a vu venir la petite mort après l’orgasme. Les explosions sont d’autant plus belles qu’elles sont éphémères, croire qu’elles peuvent durer est une illusion propre à la jeunesse. Le pouvoir disqualifié, les énergies sociales ne sont plus potentialisées. Ni maîtrisées, ni explosives, elles deviennent répandues et incontinentes. Car le pouvoir a été disqualifié sans jamais être vraiment reconstruit. Que reste t-il à renverser ? Rien n’est moins respecté que l’autorité. Les éléments de la superstructure traditionnelle française ont été démis.  Rien n’est moins constituant que le discours politique, que le pouvoir politique. Rien n’est moins respecté que l’institution, hors-sujet que les mœurs. Il reste le gouvernement. Croit-on contester le pouvoir quand on conteste le gouvernement ? Le gouvernement est le gestionnaire d’une politique qui se fait en dessous de lui, (par la voix des grégarités particulières qui arpentent les rues, les associations, les minorités) et au-dessus de lui (dans la mécanique aveugle du marché mondial) mais toujours sans lui. Les chiens aboient contre une chaise vide, le pouvoir est vacant. Ironie de l’Histoire : la révolte s’élève contre les conséquences de la vacance du pouvoir (ultralibéralisme notamment) qu’elle a elle-même inspirée et qu’elle continue de vouloir.  Il n’y a plus de révolution possible parce que le siège du pouvoir « contesté » est déjà vide. Le vrai pouvoir de notre époque est celui qui impose le non-pouvoir. C’est l’idéologie dominante. La vraie révolte serait celle qui réclame le retour de l’autorité politique qui synthétise les particularités, régule les appétits marchands, et régénère les potentialités sociales. Les révoltes rituelles post-soixante-huit pensent poursuivre incessamment une révolte devenue impossible, car la contestation suppose un pouvoir. En réalité, ces petites révoltes vont dans le sens du nouveau pouvoir. Depuis Mai 68, la révolte contestataire est considérée comme la démocratie à l’œuvre, elle est une expression démocratique, épreuve de son existence. Elle est donc assumée par la démocratie, voulue par la démocratie. Il serait suspect qu’elle n’ait plus lieu. Elle est le signe d’une implication politique active du peuple. La révolte estudiantine par exemple fait partie du rituel démocratique. Elle est un rituel de passage où les jeunes gens font leur entrée dans la citoyenneté démocrate. Bref, la révolte n’est pas une contestation du système en place, elle est l’affirmation du système en place. Ces révoltes sont conservatrices, institutionnalisées, codifiées, avec les mêmes idioties, les mêmes formules niaises et naïves propres à l’idéalisme utopique. On y proclame le refus de toutes forme d’autorité, le refus de la verticalité et de la hiérarchie, le refus de la distinction, l’équivalence de tout… Les mêmes slogans creux, audacieux il y a 50 ans, sont devenus aussi courageux qu’une gifle à un vieillard. Car on tire sur l’ambulance de la France moribonde, peut-être déjà morte. Les dégradations de l’hôpital Necker sont révélatrices à bien des égards. Le plus souvent, cette révolte relève de la distribution de propos d’inconscience parfaitement bien-pensants. Des mécontents par principe secoués d’agitations juvéniles, travaillés par le souvenir du Che dont ils ne connaissent que le portrait, souillent la liberté avec le cendrier froid qui leur sert de bouche. La voie publique est un lange à merdeux que les immigrés, faisant le travail qu’ils ne feront jamais, viennent nettoyer au petit matin, comme des bonniches d’ancien régime. C’est elle la France qui se lève tôt, elle ne passe pas la nuit debout, elle torche le cul de la jeunesse qui croit être sa voix. Dans le cortège, on aboie selon le ton et la mesure, la révolte marche au pas, comme à l’armée, dans d’autres uniformes, les mêmes. La marginalité de façade est submergée par les codes de la société de consommation qu’elle prétend récuser, avec les codes vestimentaires qu’elle s’impose gorge déployée, ostensible et factice : les dreadlocks, le tabac à rouler, les bracelets brésiliens, les keffieh, et le reste des accessoires indispensables à la petite révolte de l’alter-monde. Elle a la gouaille de celle qui peut tout se permettre, protégée par le système qu’elle combat. Chacun consomme son image dans une parodie de révolte. Les rôles distribués sont ceux de l’oppresseur et de l’insoumis, les encanaillés des pavillons de banlieue recherchent le romantisme de la barricade et jouent les gavroches. Peu importe que le soulèvement de Tian’anmen n’ait rien à voir avec la fanfare de la place de la République : tout est affaire de décor. Et voilà qu’on assimile la police française aux SS ou aux milices de Pinochet, quand celle-ci se fait agresser à la sortie de véhicules en feu sans même opposer un début d’objection ! M. L’agent attention ! Le type qui veut ta mort en face de toi est une expression de la liberté citoyenne !  C’est la démocratie dans tout ce qu’elle a de plus reluisante sublime perfection ! Enfin… la démocratie ne s’exprime que quand le météo est clémente. Les rebelles ne font pas la révolution sous la pluie. Faut pas déconner.

Ils pensent défendre la liberté, ils l’assassinent. La liberté n’est pas l’absence de contrainte, elle est la contrainte que l’on exerce de soi à soi, dans le transfert accepté et volontaire à une autorité politique. C’est le pouvoir. Si le pouvoir est intrinsèquement oppressif comme semblent le considérer les révoltés du mois de Mai, les instances de la République ne sont plus considérées comme un autre soi. Il ne peut alors y avoir de transfert d’autorité de l’individu au politique, ni de reconnaissance de l’individu dans le politique. Autrement dit, il n’y a pas de citoyenneté, et il n’y a pas de contrat social. C’est une mauvaise nouvelle. D’une part, la société qui refuse le pouvoir représentatif qu’elle considère contrevenir à son expression libre et spontanée rentre en conflit avec elle-même. Le pouvoir, pensait Hobbes, est ce qui empêche l’Homme d’être un loup pour l’Homme. D’autre part, la négation du pouvoir équivaut à une impuissance collective qui signifie l’impossibilité pour la collectivité de se saisir de son destin. Le pouvoir politique est censément ce qui permet de changer la vie de la communauté et des individus qui la composent. Cette capacité à choisir et à se saisir de son devenir est une expression de la liberté. Autrement dit, ce n’est pas la contestation compulsive, aveugle et inlassable du pouvoir qui signifie la liberté, mais sa construction éclairée. C’est donc de la liberté mal comprise que vient la négation du pouvoir qui empêche toute mesure. Le peuple se voit alors vivre dans un système qui se trouve dans l’impossibilité de changer sa vie. Les frustrations accumulées alimentent les volontés revendicatrices de la population et engendrent la révolte. Ainsi, la révolte engendre la révolte à mesure qu’elle consume l’Etat. L’impuissance et l’insatisfaction de la société vont de pair avec l’agonie de la Nation. A chaque voiture de police incendiée, c’est le malade qui s’achève lui-même. La démocratie d’aujourd’hui n’est pas l’ancien régime. La liberté démocratique ne s’exerce plus dans la contestation mais dans la construction, le renforcement de la souveraineté, le renforcement de l’Etat, la constitution de valeurs, le respect. Ce qui serait vraiment audacieux ? Révolutionnaire ?  L’obéissance aux lois ! Voilà la grande victoire de la démocratie, il ne faut pas qu’elle l’oublie. La démocratie a donc un défit inédit, celui de s’exprimer non pas dans la contestation mais dans la reconstruction, dans la reconnaissance de l’Etat, seul dépositaire d’une volonté générale.

Al Dabaran

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