L’actualité politique a elle aussi désormais sa Macarena, son buzz saisonnier, aussi entêtant qu’un tube de l’été, et promis au même destin : envahissant jusqu’à l’écoeurement, le dossier « burkini » sera balayé d’un revers de main dès l’apparition des premiers sanglots longs des violons de l’automne. Le tube musical quitte le domaine du bon goût aussi vite qu’il y est entré, son homologue polémique disparaitra des radars de la pertinence avant la moindre promesse de résolution. Pire, on se rendra bientôt compte qu’il n’y a pas de problème, qu’il n’y en a jamais eu. On prendra de la « hauteur » et les problématiques de populace, ridicules et lointaines, seront rendues à leur insignifiance. On sera revenus, un peu honteux, d’un débat public de plaisance, très sandale et crème glacée, mélange scabreux de tragique et de récréatif. Le dossier burkini sera classé « sujet indigne », avec le reste des discours incontinents et trop plein d’affects, piteux comme un lendemain de cuite qu’on voudrait oublier. Lancée trop haut, trop passionnément, trop vulgairement, la question aurait mérité le sérieux de la parole discrète, réserve de ceux qui en mesurent les enjeux. Ils échappent à la saisonnalité et ne cesseront de revenir sous d’autres formes jusqu’à ce que la société nouvelle se décide de ce qu’elle fera des ostentations religieuses, secrètes dans leurs intentions, multiples dans leurs interprétations. Car tel est le problème : il est difficile de savoir si elles sont une expression innocente de la liberté individuelle (et  fondamentâles, selon le Conseil d’Etat) ou une forme de militantisme religieux porteur d’une intention politique subversive (selon les vieux corbeaux rabougris crypto fascistes). Les oiseaux de mauvaise augure se font entendre, ces derniers temps.

La France est-elle en train de sombrer dans les passions tristes ? La colère l’égare peut-être, et, agitée de sentiments réactionnaires post traumatiques, elle va jusqu’à remettre en cause ses propres valeurs. Celles qui font la France, pays de la Liberté. « Chacun fait comme il veut », c’est la loi et les prophètes. Le port du burkini est une expression de la liberté individuelle et pis c’est tout. Droit imprescriptible, valeur fondamentale de la République, sainteté laïque, elle doit être défendue contre la saillie haineuse du fascisme crypté au travail sous la prétendue défense de la France, pays de l’Egalité. Oui, de l’Egalité aussi. L’interdiction du Burkini signifie l’inégalité des citoyennes devant une loi à deux vitesses, certaines étant autorisées à vivre conformément à leurs valeurs, les autres étant soumises au joug de l’oppression. Liberté, égalité, fraternité… La France est atteinte en son cœur. Les Droits de l’Homme sont menacés, tout comme cette Humanité construite à travers eux, si chèrement acquise au terme de la furieuse Histoire, si nouvelle, si rare, mais qu’on voudrait déjà enterrer parce que l’on n’a pas pu taire la colère et la peur. L’inhumain est tapi dans l’ombre de la méfiance ordinaire. Et si, poussé par je ne sais quel scrupule, nous envisagions un instant que le contraire fut simplement possible ? Oserions-nous considérer l’hypothèse selon laquelle l’interdiction du port de la Burqa de bains est au service des libertés individuelles et de l’égalité citoyenne ?

Une autre valeur cardinale de la République, qui ne figure pas sur les pièces de monnaie, est la laïcité. Selon son principe, il ne peut y avoir de cohabitation entre un pouvoir religieux et un pouvoir d’Etat. La séparation de l’église et de l’Etat vient d’une leçon oubliée : le religieux est un contre-pouvoir. On ne veut pas de religion dans la sphère publique, car la religion est éminemment politique. Elle fonde et ordonne les comportements sociaux. Son objet dépasse même la société, elle légifère dans l’au-delà. Plus encore que politique, son domaine est l’absolu. Dans l’absolu, il n’y a pas d’autre. On ne le supporte pas. La France a connu le 13 Novembre, mais elle a aussi connu le saint-Barthélémy. Elle sait donc plus que quiconque qu’on ne plaisante pas avec la laïcité, et que l’entrée de valeurs religieuses dans la cité est à prendre avec le plus haut degré de sérieux. Bien entendu, cela ne se voit pas quand le phénomène rituel est assez minoritaire et invisible pour être absorbé par le système politique qui peut se permettre de le classer dans la catégorie des pratiques individuelles, pièce de plus dans la richesse culturelle de la société de la diversité, haute en couleurs, symbole de l’humanité réconciliée. Mais il est facile de se payer de mots face à des phénomènes ultra-minoritaires. Imaginons une généralisation d’une pratique comme le port du burqini. Etendu et normalisé, le port du Burkini concernera une partie significative de la population. Ainsi deux groupes parfaitement distincts  feront leur apparition sur les plages : celui des femmes dénudées et celui des femmes couvertes. Cette différenciation n’est pas neutre, elle est chargée de significations. Elle engage une question morale et hiérarchique en introduisant la question de la pureté. D’un coté, la pureté morale, de l’autre la souillure, fantasmée dans le contexte ultra sexualisé des réjouissances estivales. Le port du burkini n’est pas innocent, il est l’introduction dans l’espace public de valeurs qui impliquent des différences en valeur, lesquelles ne peuvent pas ne pas sous-tendre des différences en respectabilité. Respect et mépris, telle est la distinction impliquée. L’autorisation du port du burkini n’est pas une célébration de l’égalité, c’est le contraire. Réduire l’autorisation du burkini à la question de l’égalité de traitement est une naïveté propre à l’occidental laïcisé ayant vidé depuis longtemps ses attributs de tout contenu religieux, moral, et politique. Les marqueurs qu’il connaît, sont les signes d’une distinction en élévation sociale, variation sur le thème commun de la société de consommation. Ces distinctions ne s’excluent pas, au contraire. Elles nourrissent le désir, ciment de la société de consommation. La distinction est très différente en matière de religion. Il n’y a pas désir mais exclusion radicale. En effet, les valeurs théologico-politiques procèdent invariablement de la séparation entre le sacré et le profane. Ce dernier n’est pas et ne peut pas être pour un religieux sérieux quelque chose de respectable. Pour le véritable fervent de cet avenir malheureusement probable, seules les pures, les rigoureuses, les couvertes, les respectueuses, seront dignes de respect. Les autres mériteront un traitement Colonais. Les sœurs égarées, victimes de la mécréance et du péché, devront être rappelées à l’ordre. Les non musulmanes, soucieuses de passer de bonnes vacances, idéalistes dans la mesure du vivable, se couvriront d’elles-mêmes, un coup d’œil inquiet posé dans les recoins, redoutant d’avoir indisposé un pieux recteur. Leur corps, bien malgré elles rendu coupable, sera à nouveau le foyer des culpabilités oubliées depuis la mort du dernier Dieu. Fitna ! Elles sèment le trouble parmi des frères ! Les résistances nationales, pas toujours très subtiles, se feront sentir avec la violence du ressentiment. La pauvre porteuse de burkini, grandement inconsciente du modèle politico-religieux qu’elle relaye, elle-même les yeux braqués sur sa sacro-sainte liberté individuelle de culte (contradiction dans les termes !), rentrera chez elle avec au ventre la rage des offensées. Ses frères se chargeront des représailles et il faudra attendre la fermentation explosive de la colère rentrée pour que ça devienne vraiment grave. Sea, sex and sun c’est fini. On l’aura compris, la concurrence sur le territoire de valeurs qui s’excluent ne peut mener qu’au conflit. Bien entendu, on entendra un peu partout les discours vibrants et superbement bien intentionnés de la bien-pensance, épanouie dans son rôle pacificateur, ses éloges vibrants du vivre-ensemble, son acceptation du tout-venant, et sa volonté à la fois niaise et lâche de vouloir faire absolument cohabiter des valeurs qui s’excluent. On voudra régler le conflit en potentialisant le conflit. La guerre de tous contre tous qui s’annonce annonce aussi la fin du politique.

Dans ses conditions que reste t-il de la liberté individuelle ? A priori, elle n’est pas un état de nature. Les revendications sont rares au milieu de la chaîne alimentaire, sous la loi du plus fort ou du plus nombreux. Chacun ne peut jouir de libertés individuelles qu’à la condition qu’un système politique puisse les garantir. Rien de nouveau dans la cité, mais le rappel semble clair : Une liberté individuelle qui porterait atteinte à l’intégrité du système collectif qui la soutient se conteste elle-même. La soi-disant défense de la liberté individuelle s’exprimant dans une permissivité absolue signifie en fait la négation de la liberté individuelle.

La question de la liberté individuelle, fondamentââle, posée sans l’arrière-plan de la question de l’intérêt général est en réalité l’expression sublimée d’un individualisme de pacotille, où chacun se fait un empire de son nombril, moi, tout, tout de suite, ma personne (quoi de plus personnel que de porter ce que l’on veut). Le « moi » est le seul horizon, le seul intérêt permis par la civilisation qui s’est oubliée. Rien ne dépasse l’individu, ce rejeton adoré du nihilisme (il n’y a rien en dehors de « moi », au-dessus de moi, avant moi, après moi, je suis libre de toute histoire, de tout devoir, de toute autorité). L’individu, roi des cendres, précipite une civilisation à sa perte, et s’entraîne lui-même avec elle.

 

Al Dabaran

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