L’attentat, relayé ad nauseam par les réseaux de l’information imagée, continue, commentée, énorme, produit sa véritable violence. Son objet n’est pas seulement le meurtre, son champ est celui de la psychologie des masses. En dehors de son périmètre d’action, il frappe tout un pays de stupeur. La stupeur est un état de suspension muet et hagard où le désarmement de chacun est absolu. Elle regarde, béante, le passage de l’impossible dans l’ordre des choses. Il va bien falloir se rendre à l’évidence, ce qui n’est pas possible est bien arrivé. Cette histoire racontée par un fou au-delà de la fureur et du bruit est la nôtre. La stupeur est un état de très haute vulnérabilité auquel il faut mettre un terme. Retrouver une emprise sur un monde un instant devenu étranger est un impératif de mortel. Il lui faut trouver des explications à ce réel qui s’est soustrait soudain. On s’accroche aux branches de la raison. Les schémas explicatifs sont souvent associés au mécanisme de l’action/réaction. La violence ne vient pas de nulle part. Rien n’est sans raison. Quelque part, nous ne pouvons pas ne pas avoir inspiré la haine dont nous sommes les victimes. Nous ne pouvons pas y être totalement étranger. Les racines du mal sont certainement là, dans notre jardin. Il faut donc tâcher de comprendre et d’expliquer la stupéfiante réalité quitte à trouver chez soi les causes de son malheur. A priori, il n’est rien de plus sain que l’autocritique. Mais à quel moment passe t-on de l’explication neutre figée dans les glaces d’une science imperméable aux névroses humaines au siphon suceur de moelle de la culpabilité ? L’autocritique provient d’une exigence guidée par le mépris de sa propre faiblesse. Elle vise le progrès et l’amélioration, et indique l’amour de soi. La culpabilité recherche l’affaiblissement jusqu’à la négation de soi. C’est la haine de soi qui la guide. Celui qui se sent coupable veut sa propre mort. Il faut moins d’un pas pour passer aux antipodes. Les deux tendances sont à la fois antinomiques et ressemblantes : diamétralement opposées dans l’intention, parfois similaires dans leur expression.

Culturellement, la culpabilité est chez elle en France. On y cultive la haine de soi comme la betterave. Les racines de l’inconscient collectif puisent dans la tradition chrétienne, enfance médiévale du pays, porteuse d’un refoulé toujours au travail dans les expressions de la société visible. La dette infinie des hommes envers les dieux les soumet jusqu’à l’âme. Il fallait bien ça pour mater cet animal en sursis, capable du pire avant tout, quand l’ordre séculier avait le dos tourné. La culpabilité était là au temps du divin, elle est encore là au moment du désenchantement du monde. La libre pensée des lumières affranchie des décrets divins signifie que nous sommes maîtres de nos destins et capitaines de nos âmes. Le peuple est passé à l’âge adulte et n’a prétendument plus besoin ni d’un père fouettard ni d’un papa gâteau planqué dans les arrière-mondes. Nous sommes autonomes et responsables. La fatalité laisse place au contrôle. Nous sommes les auteurs de l’histoire humaine. Les hommes sont la cause d’eux-mêmes, de leur environnement, de ce qui leur arrive. Et il arrive des attentats. Le pouvoir pris sur le destin produit des contreparties insoutenables : nous sommes responsables de nos maux. La France est la fille ainée de l’église, et elle est le pays des Lumières. Elle ne pouvait pas ne pas exceller en matière de culpabilité. Mais si la culpabilité est gravée dans le patrimoine culturel de la France depuis des temps bibliques, il faut dire que les derniers siècles, qui ont vu l’occident creuser une dette irrécouvrable envers le monde, n’ont rien arrangé. L’occident croule sous la dette. Esclavage, colonisation, décolonisation, croisades, invasions, génocides, conversions, pillages, meurtres de masse, pot-pourri d’atrocités à la chaîne, viols en série, couronnement de la race, la fine fleur de la civilisation, blanche, occidentale et chrétienne est en en faillite morale pour l’éternité. C’est écrit en rouge dans le grand livre des comptes internationaux. Dépôt de bilan ! Le monde peut nous punir jusqu’à la fin des temps. Nous attendons le châtiment, nous le voulons, nous voulons finir l’Histoire crucifiés peut-être mais sans le poids des crimes de nos aïeux qui nous ont gavés des richesses du monde. Ça ne dort pas tranquille un épris de justice. Enfants dodus du mal, cramoisis, honteux, nous baissons la tête devant le monde pétri de misère, ce reproche vivant, qui nous plante droit dans l’épine dorsale le regard du pauvre, qui nous glace le sang quand nous passons devant lui. Nous méritons tout. Toujours. Le plus grand crime que l’occident ait commis est sans doute celui d’avoir créé des générations prêtes à payer les anciens crimes jusqu’à la mort. Notre anéantissement, physique, culturel, ou symbolique, voilà qui serait justice. Voilà ce qu’elles veulent, en secret quand elles font mine de « comprendre » les agressions dont elles sont les victimes. Voilà les ressorts pathologiques qui habitent les explications géopolitiques, historiques ou sociologiques qui trouvent en France les maux de la France : la bonne vieille haine de soi.

Mais ce n’est pas tout. La haine de soi est aussi une stratégie politique d’une extrême finesse. L’éducation nationale de la culpabilité présente des avantages politiques incontestables. Le maintient de la paix, civile et internationale, en est le plus important. En effet, si toute agression appelle une réaction elle-même agressive, la culpabilité implique une violence réactive faite à soi plutôt qu’à l’autre. La culpabilité explique à celui qui est frappé d’un mal qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Ainsi, la marche ininterrompue du malheur, qui procède de l’échange perpétuel de réparation du préjudice par le préjudice, est arrêtée à sa naissance (cf. Tout est pardonné). La culpabilité désamorce cette mécanique pendulaire parfaitement symétrique qui oscille de la douleur d’un bord à la douleur d’un autre, jamais affaiblie par les frottements du temps qui n’efface rien mais au contraire toujours renforcée par lui, avec les renforts de la grosse rancune. La reconnaissance de ses torts étouffe la surenchère vengeresse qui appelle la fin du monde au bout d’un regard de travers. Il vaut mieux « prendre sur soi » plutôt que de risquer l’apocalypse, encore. Il est vrai que l’on n’est pas passé loin la dernière fois. La voiture de François Ferdinand va en enfer. Il faut l’arrêter au plus vite, dès les premiers toussotements du moteur, quitte à se condamner soi-même s’il faut condamner quelqu’un, quitte à légitimer les revendications des agresseurs. Dire que c’est de notre faute ce qu’il nous arrive, c’est un mauvais moment à passer, mais ça sauve le monde craquelé de différences, au bord du déchirement, mince pellicule au dessus d’un chaos brûlant.

La politique de la culpabilité a cependant ses limites. Elle vit sur l’hypothèse contestable qu’elle suffit à maintenir la paix. Nous espérons que l’ennemi cesse de nous ruer de coups si nous levons les mains en refusant de les rendre, mais il veut notre mort. La politique de la culpabilité ne fait que lui rendre la tâche plus facile. Elle s’accomplit dans une violence contre soi-même et délégitime toute réaction, physique ou normative. L’agresseur peut s’en donner à cœur-joie, la bonne pâte molle qui lui sert de souffre douleur s’excusera en baissant la tête, à la recherche de ses fautes. Si l’existence même de la cible est une offense faite à l’agresseur, la politique de la culpabilité n’est pas seulement inutile, elle est suicidaire. Elle redouble le nombre d’ennemis, car elle apporte à l’ennemi extérieur un allié inappréciable, intérieur, situé loin derrière les dernières lignes de défense, soi-même. La culpabilité nous fait notre propre ennemi. Nous combattons au cotés de ceux qui veulent notre mort, nous finirons par être détruits avec notre propre concours. La culpabilité est une force retournée contre son émetteur, une contemplation morbide de sa nature qui le condamne à l’inaction et à la lente consumation symbolique de lui-même. Il assistera à sa propre destruction en y voyant la justice à l’œuvre, il interrogera ses victoires à la lumière du démérite. A une première négation de soi opérée par l’ennemi s’ajoute donc une deuxième négation de soi opérée par soi. Il s’agit d’un affaiblissement de soi par soi-même. La politique de la culpabilité engage un surcroît de faiblesse. Cette faiblesse élevée au carré encourage les attaques, car elle promet une efficace inégalée aux stratégies belliqueuses de l’agresseur. Stratégiquement parlant, il n’y a pas d’attaque plus efficace qu’une attaque menée contre un pays figé dans la culpabilité. Proie facile, il est une opportunité pour la convoitise guerrière. Ainsi les attaques provoquent de la faiblesse, et la faiblesse provoque des attaques, attaques et faiblesse sont tour à tour cause et effet s’enchaînant dans un cercle infernal dont le terme est la destruction du pays. Il est néanmoins possible d’interrompre cette circularité vicieuse en sortant du purgatoire.

Sortir du purgatoire, en finir avec la culpabilité, signifie la revendication assumée de tout usage de droits ou d’application de devoirs abstraction faite de l’offense potentielle qu’ils constituent pour d’autres, et abstraction faite des éventuelles représailles que cette revendication implique. S’il est possible de voir dans nos actions la cause de nos maux, cela ne signifie pas que le repentir nous soit permis. L’explication neutre et l’autocritique saine basculent dans la mortifère culpabilité en raison de l’ignorance de ce qui constitue des droits et des devoirs. Par conséquent, un Etat sera sain ou moribond en fonction de la connaissance ou de l’ignorance des droits, devoirs, et valeurs qui accompagnent les démarches d’explication de son malheur. L’ignorance de ces valeurs, leur oubli, ou leur déconstruction permet à la faute, poison auto-inoculé, de s’immiscer dans les commentaires des analystes, jusque chez les plus illustres. Les caricaturistes de Charlie sont morts à cause de leurs dessins irrévérencieux, soit. Avaient-ils le droit d’être irrévérencieux? Sont-ils donc responsables de leur malheur ? La France aurait été la cible d’attentats répétés à cause de sa politique d’intervention en Orient (qui a pour objectif, faut-il le rappeler, la destruction d’une tyrannie barbare). Etait-ce son devoir (cf. La peur des représailles) ? Sur des sujets moins graves seulement en apparence, ces questions simples mais qui demandent une connaissance claire au sujet de son identité politique aideront les repentis potentiels à ne pas participer à leur propre destruction : les habitants de quartiers qui refusent d’observer le ramadan, les femmes, à Cologne ou ailleurs, qui préfèrent la jupe à la Burqa, les citoyens ignorants jusqu’ici de l’offense qu’il représentent pour d’autres mais qui se reprocheront bientôt d’avoir été eux-mêmes.

Le courage consiste à poursuivre l’application de ses valeurs, ce qui suppose qu’on les connaisse, quoiqu’il en soit des représailles que cette application promet. Dans l’adversité, c’est de courage dont on a besoin.

 

 

 

Vous partagez ? Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page